— quelle défaite devant le monde || kashi —

splendeur brûlée quelque part, y'a même pas l'idée d'un mauvais icare ni de dieu soleil pour lui avoir filé un coup en pleine gueule, rouge tout rouge, ni vraiment sang ni vraiment fleur à son apogée. y'a pas de fierté à se pointer, faire le chiard qu'est bon qu'à pleurer, abandonner les épaules bonnes à être changées, l'aurait de quoi se prendre pour un personnage de cyberpunk siva si y'avait pas autant de tendons pour maintenir les bras entre eux. faudrait retravailler, réviser, laver les veines au diluant et au sel de mer qui pique qu'à moitié, pas de fleuve tranquille sous sa carcasse, la vague qu'est déjà passée et qui laisse que des morceaux de débris ici et là. y'aurait de quoi se dire fautif, de s'imposer comme le nouvel être de lumière à foutre sur une croix en plein désert. pourtant il la ferme siva, il la ferme assez pour que ça lui foute des ulcères, que l'estomac convulse, que la respiration refuse de coopérer. y'a tout à refaire. y'a tout à refaire et quand y se pointe devant la porte de chez kashi ça lui fait presque le même effet qu'y'a des années, quand y'avait l'oubli constant de toquer, qu'il entrait en furie dans la chambre, tenait un poiscaille mort entre les doigts et jurait qu'il fallait le remettre en vie dans la baignoire ou dans le fond des chiottes. de l'eau qu'il disait. de l'eau qu'il disait. l'avait jamais pensé à la noyade petit, ni à boire la tasse. l'a les mains enfoncées dans son jean, les pieds qui tapotent le sol et le manque de son paquet de clopes qui commence à lui peser. puis ça ouvre, ça ouvre pour laisser passer quelques rayons chaleureux qu'épousent la forme de sa tignasse tombée en cascade sur son dos.

- hey,
- j'sais qu'ça vient d'nulle part mais,
- attends -

- si j'dérange tu m'dis et j'reviens plus tard,
- ou demain,
- ou quand tu veux.

l'a pourtant trop de recul siva, l'a pourtant pas pour habitude de se pointer à des heures creuses pour sortir ses plus beaux violons, les blancs qui reluisent sous la lune et pleurent les plus belles notes d'une symphonie. inspiration, étire un sourire en mauvaise tireuse de cartes qui tremble au moment de dévoiler la papesse.

- j'ai juste -
- les huissiers sont passés et -

- c'est la merde,
- ouais ouais,
- ouais.

Autour c'est le chaos
- Qu'est-ce que tu racontes, tu sais que t'es chez toi, toujours.

Elle voit rien venir, comme d'habitude.

- Quoi les huissiers ? La faute à Roman ? Tu m'épuises Siva, vous m'épuisez tous les deux en fait, vas-y, entre, j'ai fait du thé. T'as intérêt, t'as pas intérêt à... allez entre, mais m'embrouille pas, et tu m'expliques. Tout.

Elle tape des mots comme des cailloux avec l'espoir que c'est la dernière fois que Siva dégringole. Kashi peut bien veiller sur lui depuis trente-deux ans, marcher pieds nus la première pour qu'il ne s'esquinte pas, raconter un jour sur deux que désormais Bouloche se la coule douce au paradis des chats, ça faisait office d'histoire du soir, allumer des petites loupiotes pour qu'il ne se perde pas et s'éloigner en laissant la lumière osciller, attaquer les monstres de toutes les couleurs, vient le moment où parfois, elle fatigue et s'étourdit.
Au ralenti, pas d'ouverture, pas d'issue de secours, le noir partout, des montagnes de sourires et de peines, des années à gribouiller au fond de soi, pour qu'aujourd'hui, Siva merde encore ? Mais Kashi a des ressources, elle sait se persuader qu'il est jamais trop responsable. Prendre une grande inspi, malgré l'impression que le sol va faiblir sous son poids, c'est comme si on lui avait roulé dessus à toute allure, c'est pas grave, elle encaisse, elle morfle, elle rend les coups, rictus et ardeurs contre le monde qui n'est pas le leur, en tout temps protégés par un nid d'amour tissé par l'aînée.

- Mais je te promets que si c'est la faute de Roman... j'ai pas envie de devenir méchante. Mais tu vois.

Il y a quatre ans, elle aurait pas misé un kopeck sur eux, courtier écrasé et comédien de brume - en bordure de vie, ça ressemblait à rien, seulement à se courir l'un après l'autre à en perdre haleine, se disperser, se griffer, se soigner, se saigner, et quand vient le soleil mettre au point l'ordre des choses et laisser les corps se risquer, pour la dixième ou la millième fois - plus ou moins quelque chose comme ça, une image de Roman bricolée par un Siva en désordre et déjà amoureux.
Kashi ferme les yeux pendant deux ou trois secondes, elle a le sourire froissé, c'est tellement elle, de s'appliquer, de répéter un millier de fois, de nuancer, de réparer et de recommencer. Il y a encore de la place pourtant, il y a de la place pour deux.

- Et essuie tes pieds avant d'entrer, je viens de passer la serpillière, va pas tout salir.

(ça raconte le printemps)

y'a l'accusation qui se fait sans doute ni question, le coupable qu'est pas là pour assister au procès et à la mise à mort sur la chaise électrique. c'est qu'il peut sans peine s'imaginer le long couloir, le passage de la ligne verte et le déclin vers le grésillement des circuits cramés. l'a l'inspiration profonde siva, la tête basse qui veut pas se la jouer ni même prétendre à d'autres mensonges, l'en a déjà trop fait, l'en a déjà tellement fait que ça reste encore imprimé sur ses joues, sur son front, sur la moindre parcelle de peau mise à nue. y'a ses pompes qu'il dégage à l'entrée, à défaut d'avoir le doute d'y laisser de la terre ou des cailloux, avec la même lenteur qu'un gamin qu'est pas prêt pour la punition, entre la gifle et la mise au coin pendant une heure ou deux, l'arrière du crâne collé au mur en crépis. puis y'a kashi kashi et le regard difficile, renfermé, qu'est plus enclin à laisser passer le moindre courant d'air à travers la fenêtre, qui veut plus y faire face, qu'est tombée de la même manière que les autres, en trébuchant contre l'obstacle invisible doublé d'une déception grosse comme une météorite. c'est qu'il a beau répéter pardon siva, ça suffit jamais vraiment, ça efface pas la mort frôlée du bout des doigts et l'inclinaison du corps l'amenant vers le sol. overdose sans prévention ni trou dans le bras, y'a eu le temps des cerises et des poires qu'est révolu, l'aurait aimé retourner à l'âge des dorures peintes avec de la gouache de mauvaise qualité, des mains enfoncées dans la terre pour se balancer de la boue sur la robe rose et le pantalon bleu. veste dégagée qu'il cale sur le porte-manteaux, y'a presque un an il s'y sentait à sa place, maintenant y'a les vagues stigmates de son ombre contre les murs.

- j'compte pas t'embrouiller,
- j'compte embrouiller personne.

précisera pas qu'il est trop fatigué pour ça, que les nuits sont courtes et les clopes enfilées dans le cendrier, à un tel point qu'il pourrait devenir alpiniste sur les cendres encore chaudes. y fourre ses paluches dans ses poches siva, à pas savoir quoi en foutre ni où tanguer, pas vraiment à gauche, pas vraiment à droite, pour autant il suit les derniers souvenirs, à se retrouver dans le salon et poser son cul sur le canap'. réunion de famille sans les parents pour pointer du doigt. juste elle, elle qui sort d'une peinture naturaliste aux couleurs chatoyantes.

- j'aaaai,
- pffff,
- il a,
- j'ai,
- 'fin,
- l'appelle pas en furie,
- s'te plaît,
- c'est d'ma faute aussi.

silence.

- de toute,
- ça commence à faire un moment que j'sais qu'j'ai fait d'la merde,
- et qu'ça a fait,
- tout un bordel.

y'a ses coudes qu'il cale sur ses cuisses, les mains qu'accueillent la tronche et les doigts qui se nichent dans la tignasse. rire sans en être, sale ironie qui sauve les meubles.

- j'ai plus d'boulot,
- roman a pas réussi à r'tourner sur les planches pendant la désintox,
- j'comprends,
- j'comprends,
- comment tu veux prétendre du faux alors qu'le vrai vient t'engloutir,
- hein ?

l'ose pas vraiment la regarder, le regard qui s'enfonce dans la table basse au bois sombre.

- il a contracté plusieurs prêts,
- j'saurai plus t'dire la somme,
- et ouais,
- ça craint.

Autour c'est le chaos
Tout ce temps qui se perd et les secondes infinies qui creusent au fond du ventre de Kashi. Devant ses yeux courent les promesses grommelées du petit frère, à demi-mots, celles qui se confondent avec le pardon et les prétextes, celles que Kashi a implorées dans une fausse indifférence et pleurées en silence. Après la désintox, elle croyait que c'était passager, que tout irait bien, qu'il serait facile de ramasser Siva et de le remettre à flots, mais la vérité, c'est qu'elle sait plus vraiment comment être sa propre lueur et que Siva lui file entre les doigts, encore une fois.

- Il a ? Bordel, mais je le savais que c'était sa faute, j'aurais pu parier que... ah non, tu as ? Comment ça, tu as - c'est toi ? Sérieux, vas-y, dépêche, parce que j'ai déjà la moitié du numéro de composé, là.

Le téléphone entre les mains coléreuses pour appuyer ses propos, sur ce coup-là, Kashi blague pas et son frère, redevenu gamin en une minute, se tortille sans chatouilles et sans insolence. Leurs bras si proches, il suffirait qu’elle saisisse fermement le bras de Siva pour qu’elle le retrouve un peu, peut-être qu’ils n’auraient même pas besoin de parler, juste s’asseoir, se taire, accueillir le naufrage avec un air de défi, et essayer de se comprendre l’un l’autre. Ce serait si simple.

- Attends, ça me regarde pas, mais des prêts ? Pour faire quoi ? Les parents auraient pu vous aider, bon, vous auriez pas mangé tous les soirs au Rübezahl - encore qu'à mon avis, Roman doit grailler gratos à vie là-bas - et c'est pas trop le sujet, mais juste, je comprends pas.

Elle en a marre de pas savoir si le type qui lui fait face est un inconnu ou le petit garçon de bonne humeur qui triait ses crayons par couleur, chaque matin. Kashi a inspiré profondément et s'est massé la nuque pour garder les idées claires, perdue entre l'envie de condamner Siva en deux temps trois mouvements et l'habitude de garder les lignes aussi droites que possible.

- Je crois qu'ils recherchent un assistant en ce moment à la bibliothèque, et même un agent d'entretien, c'est la pagaille entre les congés maternités et les collègues qui croient que l'herbe est plus verte ailleurs. Je sais pas si Roman voudra venir risquer de tacher ses vestes Prada là-bas, mais toi ça pourrait peut-être te dépanner.

Pour la première fois depuis l’arrivée de Siva, Kashi a esquissé un sourire à l’idée d’un Roman entre les étagères, farfouillant entre les livres, entre ses livres, lui qui aimerait à coup sûr les mots les plus simples comme la poésie plus ambitieuse.

- Quand même, t'aurais pu demander avant, j'étais là moi, je sais pas si tu vois, mais je suis toujours là, même quand tu coules - surtout quand tu coules. Franchement, tu pensais à quoi ?

Elle a trop mal de lui et de ses errances désordonnées, de ses yeux dans les siens qui font des clins d’oeil au lieu de réparer le désastre, de ses dégringolades de grand adolescent de trente ans qui foutent la tête sous l’eau - elle a mal de leur amour immobile, faut pas oublier qu’à la fin, c’est toujours lui qu’elle choisit.

(ça raconte le printemps)

y'avait de quoi la faire passer pour le chevalier d'éon, lui mettre un gant de soie derrière sa main de fer, lui offrir un empire entier pour peu qu'elle accorde un sourire du bout de son épée ensanglantée. l'a toujours eu l'air des grandes conquérantes, kashi, de celles qui laissent la veuve éplorée, qui déplient des cartes pour y déceler les moindres trésors dans un désir d'aventure et de transcendance. tout trop vite et tout trop fort, sans doute qu'elle a jamais eu rien à foutre dans une bibli, entre rimbaud et verlaine, entre hugo et poe. elle est pourtant pas pareil quand elle déambule entre les ouvrages, quand elle parcourt de ses doigts fins les pages, quand elle y cherche quelques singuliers mirages. l'a jamais été aussi belle kashi que derrière une fiction ou une trop brute réalité, l'a jamais été aussi grandiose qu'à boire des paroles tournées et détournées pour en faire des philosophies à noter sur un carnet à la reliure en cuir. il la sent prête à descendre de son canasson, à faire la bataille à pieds, vêtue de son armure de fer et de son poing d'argent, les cheveux coincés entre la maille et ses dents grinçantes. elle aurait la superbe d'antan. elle aurait la superbe des vengeances vaines qui se terminent en grandeurs arthuriennes. l'a presque envie de sourire, et il se met à sourire même un peu siva, même si y'a son pied qui tape un peu contre le parquet, rythme effréné qui vaudra jamais un bon riff ac/dc.

- t'es mignonne kash',
- j'le savais pas avant y'a quelqu'jours seul'ment,
- j'pouvais pas -
- j'ai découvert ça sur le tas,
- pour les prêts,
- en rangeant d'la pap'rasse,
- et c'est arrivé -
- bah j'viens d'le dire,
- roman a pas bossé pendant ma désintox,
- et bref,
- l'effet domino,
- boule de neige,
- papillon même s'tu veux,
- pourquoi papillon ?
- c'une expression à la con,
- d'où un papillon ça t'fait tomber dans l'rouge,
- d'où.

y'a son dos qui vient s'enfoncer contre le dossier du canapé, y ramène finalement ses jambes sous son cul pour se la jouer en tailleurs, les bras qui se croisent et l'envie de se ronger les ongles jusqu'à se bouffer jusqu'à la paume.

- pour la bibli' j'vais m'renseigner,
- merci,
- ouais.

palpitant déconcertant qui se lance mal du plongeoir, y'a l'inspiration profonde qui tente de gérer la panique en déclic qui fait grand pic. pousse un soupir, haussement d'épaules en se bouffant l'intérieur de la joue. papillonnement des cils dans l'espoir de déceler des signes à travers les battements irréguliers, semblant de seigneur ou de divinités qui voudraient bien lui donner un signe bon à mâcher ou à retenir.

- ouais ouais ouais,
- c'est,
- j'suis désolé -
- franch'ment j'ai -
- j'coule trop,
- j'dois nager comme une brique j'sais pas,
- un poisson mort,
- et encore ça flotte.

silence.

- mais on va s'marier,
- j'sais pas quand,
- parce que,
- BEM,
- y m'a d'mandé en mariage.

tête qui se hoche dans l'auto-confirmation, l'a pas le costard en tête ni la dégaine que la photo bcbg aura, peut pas visualiser plus loin dans l'instant, peut pas dire dans quelques mois y'aura à envoyer des cartons d'invitation et un lieu à réserver. peut pas promettre quand les billets suivent pas. peut pas promettre. même s'il a dit oui. même s'il pourrait le répéter en comptine du soir ou du matin, même si y'a pas de regrets à avoir, même si même si même si même si et à ce stade tout refaire en et si.

- ça craint,
- mais ça c'est cool,
- cool cool cool.