— Family Disaster (Cade) —

Minuit passé, tu ne dormais pas. Ça n’avait plus rien de surprenant maintenant, à force de te relever la nuit, tu avais complètement niqué ton rythme, mais hey ! C’était les vacances, tu pouvais bien dormir plus tard, quitte à squatter la cave de Cosmo où pioncer au bord du lac comme un clochard. Ouais, tu ne te souciais clairement plus de ton rythme de sommeil, surtout quand tu pouvais te rattraper plus tard, loin de la maison.
Attendant néanmoins que le silence le plus total règne, tu finis par te relever sans faire le moindre bruit avant de traverser toute la maison, tes baskets aux mains. Ce n’était pas que tu craignais de les perturber, mais si tu pouvais éviter de réveiller ton père, ce n’était pas plus mal. Tu avais clairement la flemme de te faire engueuler à cette heure-ci. Par pur esprit de vengeance, tu volais quelques cigarettes dans son paquet avant de les fourrer dans ta poche et quitter la maison, l’esprit tranquille. Toujours sans faire un bruit, tu enfilais tes chaussures et, toujours le cul posé sur les marches du perron, tu allumais une des cigarettes de ton père, restant quelques secondes sans bouger, juste à profiter du calme environnant. Pas de bruit de télévision, pas de chien pour gueuler après les passants, pas de bruits de la machine à couture. Rien. Juste le silence de la nuit et sa douce fraîcheur. Parfois, tu pestais contre cette ville, mais tu savais apprécier ces moments hélas souvent trop courts.
Tapotant la cendre de la cigarette dans le vide, tu finis par la coincer entre tes lèvres avant de te relever, jamais trop vite, et te mettre en marche. Pour aller où ? Nulle part. Tu n’avais jamais vraiment d’idée fixe, tu marchais juste, de toute façon tu t’étais gavé d’antidouleurs, tu pouvais bien te le permettre.
Et dans la nuit sombre, tu étais loin de te douter que tu n’étais pas seul ce soir.

T'es là. Devant chez eux. Devant chez toi. L'ancien chez toi. Tu reconnais tout, comme si en six années le temps s'était figé. Comme si rien n'avait changé. Le jardin est toujours le même, avec la pelouse qui peine à trouver une couleur verte. Y'a toujours ta vieille balançoire cassée qui ne tient plus très droite. Tu te demandes bien pourquoi elle n'a jamais été enlevé parce que vraiment ce truc c'est un allé simple pour le cimetière. T'espères que ta petite soeur en fait pas. D'ailleurs, tu sais pas vraiment l'âge qu'elle a. Elle été vraiment petite quand tu t'es barrée. Comme Cawr, c'était un enfant, un p'tit gars de dix ans. Il te suivait partout, te prenait pour modèle. Ha, quel beau modèle tu fais Cade, à fuir tes responsabilités. Mais en même temps t'as jamais rien demandé. T'en voulais pas toi, de ces responsabilités. Tu voulais pas endosser le rôle du héros. T'es qu'un rôle secondaire dans ta propre famille et ça t'va très bien.

Mais alors qu'est-ce que tu fous là ?
À faire le blaireau, poteau depuis une demie heure devant cette baraque qu'est plus la tienne. Y'a trop de souvenirs que tu veux oublier, effacer de ta mémoire. T'aimerais ne plus y être attaché mais tu contrôles pas. Quand t'y penses au final, ils te manquent pas trop. Ton père est un crevard, un salaud de première qu'aime ses gamins à coups d'pelle dans la gueule. Ta mère c'est une étrangère, tu reconnaîtrais même pas sa voix si tu l'entendais. Ta petite soeur t'as pas eu le temps d'être proche d'elle, pour toi elle fait pas vraiment partie de ton sang. Au final y'a que Cawr que tu considères comme ta famille, ton lien avec les Ingham. Et c'est surement pour lui que tu fais les cents pas en fumant des clopes, devant la vieille maison.

Jusqu'à le voir. T'as imaginé tellement de fois ce moment et pourtant tu sais pas quoi faire, quoi dire. Mais tu t'approches quand même, à grands pas comme si t'avais peur qu'il s'échappe. Qu'il t'échappe.

- Hé, t'as une clope pour moi ?

C'est quand il se retourne que c'est le choc. C'est plus un gamin de dix ans. C'est presque un homme maintenant. Il a grandit le merdeux, presque aussi grand que toi. T'as le palpitant qu'est douloureux, t'as les jambes qui en trembleraient presque, parce que tu lis dans son regard qu'il t'a reconnu.

- Salut Cawr.

Tu ne croisais que rarement du monde à cette heure-ci. Le quartier était beaucoup trop calme, trop sage, pour qu’il puisse y avoir des allées et venues passé minuit. Même les chiens ne sortaient plus en balade nocturne à cette heure-ci alors forcément, quand tu entendis le bruit des pas dans ton dos, tu te mis tout de suite sur ton qui-vive. Tu aurais pu t’attendre à n’importe qui, mais certainement pas à Cade ! En fait, tu ne pensais même pas le revoir tout court ! Du jour au lendemain, ton frère avait disparu, sans laisser de traces, sans laisser d’adresse. Tu aurais pu t’en inquiéter, mais du haut de tes dix piges, tu avais assez de jugeote pour savoir que s’il avait pris son sac, ce n’était pas pour aller crever dans un coin du monde. N’en déplaise à ton frère, il restait un Ingham et vous étiez des coriaces, on ne se débarrassait pas aussi facilement de vous ! Et puis, Cade n’avait jamais été du genre à vouloir se foutre en l’air, se foutre de la gueule du monde, ça oui, aucun doute, mais tu ne t’étais jamais inquiété pour lui. Jamais.
Et maintenant ? Maintenant, le voilà qui était revenu sans être attendu, sans y être invité. Pourquoi ? POURQUOI BORDEL ?! Tu avais envie de hurler, de lui cracher à la figure, de lui écraser ta clope entre les yeux, les lui crever, lui dire d’aller se faire voir, lui dire qu’il arrivait trop tard. Alors tu restais comme un con, sans bouger, sans rien dire. Et cette question ? C’était quoi cette question ? Est-ce qu’il réalisait seulement ? Non, bien sur que non, Cade se moquait bien de ce que tu pouvais ressentir. Alors à quoi bon te soucier de ce qu’il ressentait, lui ? “Quoi, y’a pas d’tabac dans ton autre vie ? C’est con pour toi.” finis-tu par prononcer, la lèvre retroussée d’un rictus mauvais. C’était trop facile de rentrer comme ça, demander une clope comme s’il n’était sorti que pour un tour, de ceux qui duraient six ans. Et six ans, c’était le temps qu’il t’avait fallu pour te bousiller. “T’es qui ?” lançais-tu finalement avant de te remettre en marche, comme si tu ne savais vraiment pas de qui il s’agissait.

Tu t'attendais pas à ce qu'il t'accueille les bras ouverts. Faut dire que tu l'as lâchement abandonné. C'était qu'un gamin, il avait que toi à qui s'accrocher, mais t'étais pas assez costaud pour vous porter tout les deux. T'as préféré le laisser tomber et t'envoler seul, loin. Est-ce que tu regrettes ? Le pire c'est que non, pas du tout. Tu sais pas ce que tu serais devenu si t'étais resté dans ce trou à rat, cette maison des larmes et des coups. T'as pas non plus vécu une vie de prince à New York, mais au moins t'étais libre et t'avais plus cette pression qui te bouffait de jour en jour. T'as fait ton bâtard, à préféré donner des nouvelles à tes potes plutôt qu'à ton frère. Lui c'était le néant, le rien, l'invisible. Il existait plus dans ta nouvelle vie. T'as rayé le Ingham de ton sang, la fratrie, la famille. T'as bien demandé à tes potes de garder un oeil sur l'frangin, de loin, au cas où. Mais c'est tout. T'as jamais voulu reprendre contact avec Cawr, t'y avais même pas pensé jusqu'à quelques jours. T'as vécu avec des lunettes noires pendant six ans, refusant de penser à l'ancien toi, à ceux que tu laissais derrière. T'avançais, pas pour le meilleur parce que tu t'es cassé la gueule en beauté.

- P'tain Cawr..

Que tu lâches en pestant alors que tu vois ton frère reprendre la route et te laisser là comme un mal propre. C'est qu'une revanche, ça fait écho à toi, y'a six ans. Mais t'as grandit maintenant, du moins t'essais de devenir grand. Alors tu le poursuis.

- Tu veux pas qu'on parle ? Ouais j'sais que j'arrive avec six ans de retard. J'te demande juste .. je sais pas, quelques mots.

T'as le don pour te pointer comme une fleur sans être invité dans le vase. À débarquer dans la vie des gens alors qu'ils étaient sans doute mieux sans toi. Mais encore une fois tu t'en fous. Tu t'es pas demandé si c'était mieux pour Cawr, que t'apparaisses dans sa vie comme ça, où s'il valait mieux pour lui qu'il continu sans toi. Encore une fois, t'as pensé qu'à ta gueule, à ce que tu voulais toi. Et c'était retrouver ton frère. Tu sais même pas pourquoi, autant dans une semaine tu vas encore tracer ta route.

- T'as grandi. Putain, tu vas bientôt me dépasser non ? T'étais qu'un gamin quand.. enfin tu sais. Là t'es presque un homme.

Et t'as loupé ça. Tu te demandes comment il a grandi, avec la famille que vous avez.

Tu ne voulais pas lui parler, tu ne voulais pas non plus lui donner l’impression qu’il avait une chance de revenir, de se faire pardonner. Pas juste comme ça. D’ailleurs tu n’étais même pas sur qu’il y parvienne un jour. Il était parti quand tu n’étais qu’un gosse, aujourd’hui tu ne l’étais plus et ce temps où tu étais resté seul, tu avais été brisé. En mille morceaux. S’il espérait retrouver le frère qu’il avait laissé derrière lui, il pouvait toujours courir, il n’existait plus. Alors tu marchais dans la nuit, sans te retourner. Comme si tu n’avais jamais été interpellé. Et à votre image de gueulards, il pestait dans ton dos sans que ça ne te touche. Il pouvait bien gueuler comme un putois, ce n’était pas ton problème. Tu n’avais aucun compte à lui rendre !
Les bruits de pas dans ton dos te firent rouler des yeux, soulé de son insistance et sans doute aussi, agacé de n’avoir aucune idée de la manière dont tu devais agir, perdu entre ce que tu voulais et ce que tu ressentais. Il ne le savait pas encore, ou sans doute plus, mais ce n’était pas une bonne chose, bien au contraire. Tu te mordis la langue alors qu’il réapparaissait devant ton nez tandis que tu le toisais de cet air glacial dont tu avais le secret.
“Mais va juste te faire foutre, putain !” lançais-tu, toujours pas décidé à lui rendre la tâche plus facile. Et en réalité, tu n’avais même pas l’impression que ça changerait quoique ce soit, que de lui crier dessus. “T’as rien à demander du tout alors dégage juste, retourne d'où tu viens fais ce que tu veux, j’en sais rien, dégage, c’est tout !” jetais-tu d’une moue pleine de dédain. Et quand il reprit, t’eus simplement envie de lui faire fermer la bouche, qu’il arrête de te parler comme si vous vous connaissiez, comme si vous aviez quelque chose en commun. “Commence pas !”