— ROMAN EAKIN || SIVA KHATRI —

deux heures du mat
le volant qui tourne détourne
encore une quinzaine de minutes
poids lourd dans le bide
téléphone sur haut-parleur
bip qui les casse
décroche

- t'es toujours debout ?
- j'arrive dans quinze minutes à peu près.

le crâne vissé plus loin, sur un poteau ou un panneau de signalisation,
pas de voiture, pas de casque,
pas d'avion, pas de masque,
l'est bourré, c'est tout.

- j'suppose que t'es venu seul.
- la conv va être sympa.

le dos enfoncé dans le siège
les sourcils qui se froncent
les doigts qui pianotent
y'a des noeuds

- ouais j'suis venu seul.

élude
tape du pied nerveux
trop vite

- tu t'sens comment ?

les doigts se crispent contre le téléphone.
regard d’heures creuses,
pas de sièges cuir sur lequel poser son cul.
pas de oui, pas de non.
il rit.

- j’voulais prendre l’avion mais y a plus d’avions.
- maintenant j’fais le trottoir, ça occupe, ça réchauffe.
- j’me sens super bien.
- j’ai pris des numéros.
- j’me sens super bien.
- j'ai de quoi faire un loto.

regard léger vers le gps
l'a coupé la voix
en écoute une autre

- arrête.

pousse un soupir
lourdeur terreur
pas le courage d'affronter une mort
roman passé sous camion de nuit

- t'as pas b'soin d'un putain de loto,
- tu m'as fait flipper,
- ducon.

il tient son téléphone à deux mains,
cause à un centimètre seulement du micro.
ils regardent les dames qui balaient et vident les poubelles derrière lui.
quel boulot d’merde.

- bien sûr que j’ai besoin d’un loto.
- j’ai besoin d’un super mega loto même.
- j’ai besoin d’une suite de numéros qui veuillent dire quelque chose,
- parce que l’argent ça vaut quelque chose.
- parce que l’argent, personne dit non à de l’argent. gratis, des billets tombés du ciel.
- moi j’suis,
- un numéro d’téléphone écrit au stylo bic sur la paume de la main.
- qui s'efface. on y répond ou pas. tout le monde s’en branle.
- tu t’en branles. je m’en branle. tout le monde s’en branle.
- une bonne grosse branlette collective.
- alors si,
- si,
- bien sûr que j’ai besoin d’un loto.
- et j'ai besoin de me bourrer la gueule. tout ça, en même temps.

le coeur qui bat dans la tête
dégomme la surface crânienne

- génial,
- t'as assisté à une conférence sur la branlette ?

passe pas assez vite
tourne dans une rue
une autre
faire gaffe
faire attention
pas se planter

(ça disparaît)

bagnole qui lui klaxonne à la gueule
foutue conne

- pourquoi tu fais ça ?
- putain d'ville de merde putain d'aéroport putain elle m'veut quoi cette connasse -

dégueule dans la poubelle
presque propre, presque belle,
y a que de la bile qui sort;
ça fait mal. il a encore oublié de manger ce midi.

- ouaip, mais c’est pas moi que j’ai branlé.
- ducon.
- tu saoules.

- pourquoi j’fais quoi ?
- pourquoi toi tu fais c’que tu fais toi ?
- pourquoi tu klaxonnes ?

l'envie de rire par dépit
claquer la barre
mourir en se marrant
avec un sourire grandissant
tête tournée vers un nuage

- ta gueule,
- j'arrive.

raccroche
trop nuit trop noir
fin de course

message vocal numéro 1;

allo?
j'me doutais que tu répondrais pas
ça fait rien. c'est pas grave.
j'avais préparé tout un speech au cas où.
maintenant je sais pas quoi t'dire.
tu me manques,
ça fait que six heures je sais. mais je suis inquiet.
j'sais pas t'es passé où,
j'ose pas appeler tes parents, ta sœur?
est-ce que t'es chez ta sœur?
j'ose pas appeler, c'est con hein?
j'pensais pas être ce genre de connard égoïste.
j'suis désolé si j'le suis.
mais je t'aime.
je t'aime je t'aime je t'aime.
je suis désolé.
j'savais pas quoi faire. j'me suis dit que ça se tasserait.
j'voulais pas causer de ça, j'voulais trouver le bon moment.
mais il y a jamais eu de bon moment.
y a jamais.
y a jamais.
j'sais pas ce que tu comptes faire.
mais je t'aime.
fais pas n'import'quoi.

message vocal numéro 2, cinq minutes plus tard

c'est toujours moi,
j'me suis dit que peut-être,
t'avais pas eu le temps de répondre.

message vocal numéro 3,

j'suis tombé cash sur ta messagerie,
j'espère au moins que t'écoutes les messages que j'te laisse.
juste,
dis-moi où t'es.
dis-moi et,
j'viens. j'viens, on cause.
je t'oblige pas à rentrer, je veux juste te parler.
j'voulais pas,
j'voulais pas que ça se passe comme ça,
j'te jure, jure que j'voulais pas.
je t'aime.

message vocal numéro 4,

ok
tu réponds toujours pas,
mais j'dors toujours pas. je vois pas comment j'pourrais.
t'es où?

t'es où?
j'ai appelé tes parents,
peut-être bien qu'ils t'ont appeler ou peut-être pas,
appelle-moi,
s'te plaît.
on cause juste au téléphone et c'est tout.
j'veux juste savoir si t'as un toit pour la nuit.
je t'aime.

je t'aime.
s'te plaît réponds-moi.

message vocal numéro 5,

tu m'as pas appelé,
ok
pas grave
je comprends,
j'suis pas sûr d'la mériter celle-ci,
j'sais pas putain,
POURQUOI
POURQUOI TU ME PARLES PAS PUTAIN
SIVA
POURQUOI PUTAIN
TU ME RENDS FOU
RÉPONDS PUTAIN

message vocal numéro 6,

siva?
siva?
me plaque pas putain.
j'suis rien sans toi.
j'pensais que j'étais quelqu'un mais j'suis rien t'entends.
siva,
fais pas l'con.
j'espère que tu vas bien. aussi bien que possible.
aussi bien qu'on puisse espérer.
chester m'a dit d'arrêter d't'appeler mais j'arrive pas.
j'arrête pas d'penser à toi.
ça me fait mal au cœur
ça me fait mal au corps
ça me fait mal partout.

message vocal numéro 7,

bon,
je t'ai bien appelé dix ou vingt fois
t'as pas décroché.
ça va pas vraiment mieux aujourd'hui mais,
j'me disais que peut-être tu répondrais.
j'sais pas pourquoi
parce que tu tiens toujours plus longtemps qu'moi quand il est question de faire la gueule.
mais fais ce que tu veux.
je m'en branle.
si tu veux pas me parler. ok.
fine.
j'te cache pas que ça me casse les couilles.
j'espère au moins que ça t'aide à aller mieux.
quitte à m'faire passer pour le dernier des connards.
autant que ça t'aide.
autant me détester bien fort d'un coup.
bref, je raccroche. bonne journée.

message vocal numéro 8,

ouais,

désolé,
j'sais plus quoi penser,
j'sais même pas si on est encore- ensemble.
(reniflement)

ça me rend fou d'attendre.
ça me rend fou de pas savoir c'que tu penses.
ça me rend fou d'imaginer que tu puisses me détester.
j'vais arrêter. j'vais attendre. j'te laisse tranquille.
désolé.

message vocal numéro 9,

j'essaie de t'en vouloir,
d'mettre à ton compte les jours qui passent,
d'pas y penser à chaque minute de chaque heure,
mais j'peux pas.
j'peux pas t'en vouloir si tu m'en veux.
t'as raison.
t'as tellement raison.
t'as tellement raison que j'ai pas décollé du lit depuis deux jours.
t'as tellement raison que ça fait mal.
que ça fait des croix
que j'arrive même à penser que tu serais mieux sans moi.
(reniflement)
j'veux pas que tu m'en veuilles.
j'veux pas que tu m'en veuilles pour toujours. j'pourrais pas. j'pourrais pas tenir si je sais qu'tu me détestes.
(sanglots)

message vocal numéro 10,

ouais c'est encore moi.
me plaque pas.
me plaque pas.
ça serait con.
ça serait con.
j'ferais n'importe quoi pour toi.
reviens.
reviens.

reviens.

reviens.

le cul posé sur une chaise
fenêtre ouverte sur la rue
clope tapotée
tombe dans le cendrier

(il est dix-huit heures)

six jours après

(c'est long)

six jours après

(c'est long)

l'inspiration profonde
la main libre qui tapote sur l'écran
l'estomac creux
gueule de bois de la veille
sur fond de chansons kitsch
sur fond d'insouciance vieille école

six jours après

(c'est long)

à relire les messages

(les sms
les mails)

pas capable d'écouter

(les vocaux de nouveau
les tremblements incontrôlés
les tintements abîmés)

six jours après

(c'est long)

la tonalité
ça décroche
voix cassée
fatiguée

- hey

l’a pris le bus,
y avait pas la bagnole,
y avait plus.
y a des courses dans les pattes, lourdes,
qui font passager clandestin sans billet,
y est pas sûr, non plus,
d’avoir poinçonné

voulait prendre l’air,
y a rien trouvé d’mieux à foutre,
que de taxer des cigarettes à la sortie du walmart.

y a le chauffeur qui roule comme un cinglé,
le téléphone qui vibre sans le fond de sa poche,
chester,
siva.

siva.
il aimerait pouvoir lui raccrocher au nez.
mais il décroche tout de suite.
l’attend sans rien dire, couché sur le micro, les écouteurs dans les oreilles.

l’attend, que ce soit pas une erreur.

- hey.

il dit rien.
il sait plus quoi rajouter d’puis l’temps.

malaise qui pèse
épaules qui se recroquevillent
pas l'envie de se redresser
tire sur la cigarette
bouffe les peaux mortes de la lèvre inférieure
asséchée
inspiration
expiration

demandera pas si ça va

(ce serait con)

- j'vais pas t'quitter.

silence

- j'veux pas t'quitter.

jette un oeil vers l'extérieur
fait pas si beau
fait pas si chaud
fait presque gris
fait presque moche

gorge nouée au bout de la première phrase,
mâchoire qui se serre sans vis ni écrou,
va pas pleurer dans un bus avec ses trois sacs plastiques merdiques,
non.

il lève un peu les yeux,
s’attache aux voitures et aux piétons, aux courses effrénées du livreur de pizzas,
il fait silence,
veut pas pleurer encore,
silence

silence,

- ok,


- t’es où?

s'attarde sur les détails
les tupps empilés
les torchons délavés
puis le plafond
le pied qui tape nerveusement au sol
ça frappe direct dans l'ecchymose

- sous un toit,
- chez quelqu'un.

vendra pas la mèche
vendra pas l'âme
vendra plus
vendra rien
voudrait pas que la pluie tombe à l'intérieur

- faut qu'on s'voit.

y a ni adresse ni nom,
ni couleur ni spectre,
ni garçon ou fille,
l’a pourtant fait le tour de la famille roman,
bien piteusement, tout lamentable,
pour peu il aurait collé des affiches dans la rue
missing
missing
avec une photo, pas la plus belle, pas plus flatteuse qu’une autre.
il s’renferme un peu. surveille les arrêts pour pas louper, pour pas s’casser trop tard.
pour pas s’casser la gueule.

- ok.
- ok.
- on s’voit,
- on s’voit et après?

- tu dis oui ou non.

- c’est ça?

les yeux qui se ferment
la retenue
colère passée sous une douche froide
la cigarette écrasée dans le cendrier
fumée vaporeuse

- j'ai pas envie d'parler d'ça avec toi comme ça,
- pas au téléphone,
- pas sans t'voir.

tire une autre du paquet
l'arrêtera jamais
étouffe l'angoisse avec un sachet plastique

- et après,
- et après on avisera.

- après on verra,
- c'qu'on fait.

- tchhthchthchtchhhh
- RACCROCHE PAS.

- HEY OUVREZ LES PORTES LA!

il court sans vraiment courir, les trois sacs au-dessus du bras et le téléphone coincé entre son épaule et sa joue.

- QUEL GROS CON.

il finit sur le trottoir. il lâche tout ce qu’il tient. reprend. récupère.
la discussion.
la discussion pour fixer d’une autre discussion. pour discuter.
pour ne pas discuter maintenant tout de suite.
après six putains de jours sans donner signe de vie.
y a les voitures qui le dépassent pendant qu’il est statique.
soldat de plomb devant buckingham.

- t’es toujours là?

s’plaint pas d’se taper le bus.
il a bien eu l’appart.
l’appart à vider.

- après.

silence.

- ça fait six jours.
- SIX.

- t’sais quoi?

- j’pensais que tu m’appelais pour récupérer des affaires à l’appart.
- ‘j’veux pas,’
- 'on avisera,’
- ‘après.’

- après QUAND? après QUI? après QUOI?

les doigts qui passent dans la tignasse
la clope qui fume
pire du pire qu'il s'enflamme
mieux du mieux qu'il s'évapore
l'est pourtant là
trop là
qu'écoute
qu'écoute
qu'écoute
qu'écoute

- on avisera de ce qu'on PEUT faire,
- on avisera de ce qu'on VA faire,
- et JE vais t'écouter,
- et JE vais entendre c'que t'as à m'dire sur ça,
- et ON va rattraper toute la merde,

- putain.

l’aimerait s’en fumer une,
mais voulait pas taper trop fort sur un paquet chez l’buraliste
continue à regarder les voitures comme un radar avant la dernière sortie.
faut croire qu’il capte la vitesse à laquelle il passe.

il s’énerve,
il s’énerve,
veut pas retourner chez lui et encore attendre.
attendre qu’on veuille bien lui dire s’il vaut ou pas la peine.
si c’est trop cher payé
s’il à la consistance d’un paquet de cigarettes.
trop d’taxes.
trop de trop.
et en plus ça tue à petit feu.

- QUAND? c’est quand qu’t’as le temps d’discuter d’aviser d’écouter et tout le reste?

silence.

- j’sais même pas combien d’messages je t’ai laissés.

- putain.

- ça m’soule.

il renifle. reprend ses sacs, il veut soudainement rentrer roman. même si c’est pour rentrer chez personne.

ça pique
ça découd
ça s'étiole

il a pas envie de pleurer siva il a pas envie de reprendre la route bouchonnée des crises incontrôlées il a pas envie de pleurer siva il a pas envie de pleurer siva alors il pleurera pas siva alors il restera droit raide alors carcasse doit pas réagir doit pas surenchérir faire taire taire taire
qu'écoute
qu'écoute
qu'écoute

- demain,
- on s'pose dans un café un bar peu importe.

y a pas l'avant-goût d'une promesse,
du déjà-vu en paysage,
de la lumière claquée d'un bar pourri où il ferait mauvaise vie pour l'apéro.
l'a pas d'histoire drôle sous l'coude ou de rêve à rallonger dans ses conserves de mac'n'cheese.

il s'force. il s'force.
peut pas vraiment sourire, peut pas remonter la pente du trottoir en courant, s'foutre à genoux à attendre une autre pluie.
il est pas serein roman. ça l'dérange. il parle pas bien. pas comme un vendeur. pas comme un requin. peut pas raconter un nouveau crack, peut pas esquiver, dire c'est plutôt lui que moi. pointer du doigt et balancer ses plus belles larmes.

- si je viens pas c'est que j'ai fait un malaise vagal sur la route.
- t'auras qu'à m'envoyer l'adresse.

tête qui se hoche
mise en perspective
sous un autre angle
d'en bas plutôt que d'en haut
chercher l'inspiration
peut-être
chercher le pardon
peut-être

- ok,

silence
pas de punchline pour boucler le nanard
ni de grands élans sous violon pour arracher le sanglot

- à d'main alors,
- bye.

raccroche

fait chaud dehors
fait chaud dedans
l'est adossé à un mur siva
l'a du mal à voir net siva
l'est pourtant bien siva

l'attend que ça décroche
flemme d'écrire
flemme des fautes
flemme
flemme
flemme

- pleure pas,
- j'veux pas t'faire pleurer,
- j'vais plus t'faire pleurer ok ?

- c'est l'deal,
- quand t'es avec quelqu'un,
- parfois t'en chie,
- parfois plus parfois moins,
- mais ça va l'faire,

- toi et moi,
- et mon paquet d'clopes,
- vide,
- vi-de,
- j'ai même pas pu anticiper j'ai l'démon.

y se marre
doigt d'honneur au cafard
les étoiles brillent pas plus
la lune brille pas plus

l'est con siva
quand il a bu

l'est à l'appart, rien de bien passionnant
dans un doc netflix,
l'est déjà sur son téléphone, ça fait une heure, dans un ordre d'idées.
à noter des phrases, meilleures que d'autres,
case bloc-notes.

appel,
appel quand ça va mal.
appel quand ça va bien.
il pourrait pas dire, il capte même pas pourquoi il pleure.

l'accumulation.
la persistance sous l'épée, de se redresser.

- j'pleure pas.

il pleure.

- ouaip, vide.
- beaucoup de vide.
- puis toi et moi.
- j'ai le démon, au moins un.
- mais, eh. t'es avec tes potes non? pourquoi tu m'appelles?